— Je te confie les îles !

À peine avions-nous achevé notre mesure de l’Asie que déjà Christophe commença d’organiser son voyage, qu’il appela désormais son « Entreprise des Indes ». Déjà, il distribuait les tâches à son armée de deux personnes (lui et moi).

Déjà, il répartissait les éléments.

À lui la mer et ses courants ; à lui le régime des vents ; à lui le ciel, le jeu des étoiles qui indiquent la route ; à lui la navigation, le choix des navires, le recrutement des équipages.

À moi les cartes, les contacts avec certaines autorités et, surtout, les îles.

 

La question des îles nous séparait depuis notre enfance génoise.

Encore à peine capables de marcher, nous nous échappions de la maison pour aller, cahin-caha, rôder sur le port. À peine doués de parole, nous demandions à embarquer.

Comme personne ne prêtait attention à nos réclamations, nous profitâmes un jour de l’heure sacrée de la sieste pour nous glisser sur une barque. Christophe devait avoir huit ans et moi six.

Telle fut notre première traversée, blottis l’un contre l’autre entre deux sacs de blé pourrissant.

Ainsi nous fîmes connaissance avec notre premier mal de mer, ainsi nous vint la certitude, toujours vivace aujourd’hui, soixante années plus tard, qu’il est pire que la mort.

Ainsi nous abordâmes, peu glorieusement, sur Elbe, notre première île : dès l’approche du rivage, le patron de la barque nous jeta à l’eau. Aucun protocole particulier, sinon des rires, n’accueillit les deux gamins trempés.

Accompagnés par quelques chiens, nous commençâmes sans tarder notre exploration.

Christophe grommelait :

— C’est trop petit ! C’est trop près !

Moi je m’émerveillais. La terre et la mer, la montagne et la campagne, des champs d’oliviers, des vignes, des plages et des forêts, sans oublier une mine de fer… Le tout réuni dans une surface qu’on aurait presque pu parcourir dans la journée si nos petites jambes avaient eu plus de muscles.

Je découvrais que les vastes espaces n’avaient pas d’utilité véritable. On pouvait vivre dans des univers modestes qui pourtant rassemblaient le nécessaire. Et cette découverte ravissait l’enfant que j’étais, en permanence humilié par les adultes du fait de sa petite taille et de la faible place qu’il occupait. Les îles n’avaient pas la morgue des continents. Les îles occupaient dans l’espace la bonne place. Les îles avaient une dimension humaine.

Autre trouvaille : le Monte Capanne semblait avoir été posé là pour que, de son sommet, on puisse voir et saluer les îlots qui tenaient compagnie à leur grande sœur Elbe. J’ai oublié leurs noms toute ma vie et voici qu’ils me reviennent, comme bien des choses de ma jeunesse alors que le reste s’en va : Gorgona, Capraia, Pianosa, Giglio, Montecristo et Giannutri.

Je n’avais que six ans, qui n’est pas un âge pour philosopher. Le bonheur qui me submergea ce jour-là, je n’en trouvai l’explication que plus tard. J’avais éprouvé pour la première fois deux sentiments qui ne firent que croître tout au long de ma vie et qui expliquent mon retour à Hispañola et ma volonté d’y finir ma vie : j’ai le goût des résumés et une étrange fraternité me relie aux archipels. Additionnés, ces deux sentiments m’ont toujours donné un permanent besoin d’îles.

Nous ne revînmes que deux jours et deux nuits plus tard. Prévenu je ne sais comment par je ne sais quel oiseau guetteur d’enfants, Domenico, notre père, nous attendait sur le quai.

Juste avant la raclée qui conclut l’aventure, Christophe eut le temps de nous distribuer, déjà, les rôles :

— Je te laisse les îles, puisque tu les aimes. Moi, j’irai plus loin.

 

*

*  *

 

Fier de cette mission, comme je le serais, hélas, de toutes celles qu’il me confierait par la suite, je me mis sans tarder au travail.

Comment accomplir une tâche d’une telle ampleur, même en l’espace d’une vie entière, alors que mon frère voulait des résultats rapides ?

Première restriction du champ : les îles du dedans, celles dont le Créateur avait saupoudré la Méditerranée.

Le voyage de Christophe n’était pas celui d’Ulysse. Ces îles-là, auxquelles il tournerait le dos en allant vers l’ouest, ne le concernaient pas.

Restaient les autres. Marco Polo en comptait 12 700 rien qu’aux approches des Indes, alors que l’Atlas catalan, plus modeste, en avait retenu dans cette seule région 7 648…

Qui étais-je pour tenter d’en connaître la quantité exacte et d’ailleurs mouvante ? Il est des nombres, tel celui des étoiles, dont seul le Créateur détient et détiendra toujours le secret.

Dans cette diversité, je devais m’en tenir aux îles nécessaires à l’Entreprise.

Christophe m’avait confirmé ne point vouloir s’affronter aux vents debout. Donc il ne passerait pas par le Nord.

En conséquence, ni les prolongements de Thulé, ni même l’angle de la Terre, je veux parler d’Albion, l’Angleterre, ne méritaient mon attention.

Seule importait la route du Sud.

Je savais l’espérance de mon frère : que les îles se succèdent du Portugal aux Indes ; qu’ainsi elles forment gué ; que, dès lors, l’océan serait aussi aisé à franchir qu’un fleuve.

En sautant de pierre en pierre.

Il avait ouï dire de Madère. Et de sa petite sœur Porto Santo. Il avait visité plus bas les îles Fortunées.

Et après, vers l’occident ?

J’avais pour tâche de lui trouver la suite du gué.

Je plongeai dans les récits, qui sont autant de légendes.

Une semaine me suffit pour constater l’impossibilité de ma tâche. J’en avertis Christophe :

— Les îles sont un peuple plus nombreux et plus insaisissable que celui des oiseaux.

Il me répondit que, pour le nombre, je ne lui apprenais rien de plus que Ptolémée et Marco Polo, et que cette multitude était une bonne nouvelle : plus il existe de refuges, moins les traversées sont périlleuses. Quant au caractère insaisissable des îles, d’où m’était venue cette idée farfelue ? Sans doute de ma paresse bien connue dès qu’un travail un peu difficile m’était confié.

La suite de notre discussion éclaire la folie et la beauté du caractère de mon frère, raison première pour laquelle il mena de si grands projets inatteignables ni même concevables pour le reste des mortels.

Comme je lui expliquais patiemment que nul cartographe soucieux de vérité ne pouvait établir un inventaire fiable et précis des îles, car la plupart étaient imaginaires, il me considéra sans comprendre avant de prononcer les mots suivants, que je tiens pour sa devise :

— Et alors ? D’où vient l’imaginaire, sinon de pays que nous ne connaissons pas encore ?

 

Je repris mon labeur sans plus me préoccuper de la réalité de ce que j’avançais. Il me semblait mettre mes pas dans ceux de notre père. Le samedi soir, pour nous endormir, il avait coutume de nous conter d’invraisemblables histoires qui peuplaient nos rêves et rendaient bien terne et morne la messe du lendemain.

J’imitai sa méthode.

Nous partagions, mon frère et moi, la même chambre que nous louait Andrea. J’attendais que nous fussions allongés, chandelles soufflées.

— Christophe, sais-tu que Rodéric fut le dernier Roi wisigoth d’Espagne ? Il eut beau résister longtemps, il fut vaincu en 711 par le chef arabe Tarik ibn Ziyad. Désormais, l’entièreté de la péninsule, y compris le Portugal, était occupée par les Musulmans. Ne pouvant supporter de vivre sous cette domination, de nombreux chrétiens cherchèrent à s’enfuir. C’est ainsi que l’évêque de Porto prit la mer, accompagné de six autres prélats et d’une foule de fidèles. Longtemps, ils suivirent ta route future, Christophe : plein ouest. On dit qu’ils s’aventurèrent bien au-delà des Açores. La terre qui finit par surgir à l’horizon, certains l’ont appelée Ante ilia, l’île du devant, devenue bientôt Antilla. D’autres l’ont baptisée l’île des Sept Cités, car chaque évêque y avait créé sa ville.

 

Christophe ne se lassait pas de cette légende et m’en demandait, jamais rassasié, de toujours nouveaux et toujours plus précis détails. Faute d’en savoir, je les inventais. Pour m’aider dans mes descriptions idylliques, j’avais dessiné une carte. Je l’ai toujours gardée sur moi comme un talisman. Pourquoi un tel attachement à cette île de parchemin née de mon seul cerveau, dépourvue donc de toute réalité et sale, déchirée, presque illisible aujourd’hui ? Chaque fois que je la regarde, c’est à-dire quotidiennement, le même vertige de ressemblance me prend : Hispañola ressemble trait pour trait à l’Antilla que j’avais rêvée.

À croire que mon frère avait raison : Dieu a installé dans notre tête un ensemble réduit de la Création. À nous d’aller explorer la partie qui nous intéresse.

 

L’autre histoire favorite de Christophe était celle de saint Brendan.

Cette histoire-là me reposait, car je n’avais pas à la raconter. Un certain Benoît l’avait écrite au XIIe siècle, je n’avais qu’à lire, de la voix qui convient aux légendes – monotone et lointaine, comme effacée :

 

Brendan le saint de Dieu naquit de rois au pays d’Irlande. Comme il était de haut lignage, il tendit à une glorieuse fin ; il savait bien que l’Écriture dit : « Celui qui fuit les joies de ce monde en aura auprès de Dieu plus qu’il ne saurait demander. » Aussi ce fils de rois abandonna-t-il les faux honneurs pour les vrais ; afin d’être humilié et comme exilé de ce siècle, il prit la robe et entra dans l’ordre monacal. Bientôt, de force, on l’élut abbé ; il fit si bien que beaucoup le rejoignirent et demeurèrent fidèles à sa règle : Brendan le pieux eut sous lui, en maints endroits, trois mille moines qui prenaient tous modèle sur sa grande vertu.

Or un désir s’élève en lui : fréquemment il prie Dieu de lui montrer le Paradis, premier séjour d’Adam, notre héritage dont nous fûmes déboutés…

Il choisit de se confesser d’abord à un serviteur de Dieu. Cet ermite avait nom Barin ; il était de bonnes mœurs et de sainte vie et demeurait le fidèle de Dieu en un bois avec trois cents moines. C’est de lui que Brendan prendra conseil, il veut avoir son avis. Et Barin de lui conter en belles paroles, avec exemples et maximes, ce qu’il avait vu par terre et par mer quand il était allé quérir son filleul Mernoc.

À ce récit, la confiance de Brendan s’accroît. Le bon abbé commence ses préparatifs ; il choisit quatorze de ses moines, tous des meilleurs, et leur dit son dessein, pour savoir s’ils approuvent. Les frères en parlent deux à deux ; d’un commun accord ils répondent à leur père de l’entreprendre hardiment et le supplient de les emmener avec lui, comme ses fils sûrs et fidèles.

— Si je vous en parle, fait Brendan, c’est pour avoir confiance dans ceux que j’emmènerai, et ne pas avoir à m’en repentir plus tard !

Ils lui donnent tous l’assurance qu’il ne sera pas arrêté par leur faute. Donc, ayant ouï leur réponse, l’abbé prend avec lui les élus et les conduit au chapitre ; là, en homme sensé, il leur dit :

— Seigneurs, ce que nous avons projeté, nous n’en savons pas les périls. Prions Dieu de nous enseigner et, par Son plaisir, de nous conduire en Sa main, une quarantaine, trois jours par semaine.

Nul n’hésite à faire ce qu’il a commandé. Ni jour ni nuit l’abbé ne se détourne de ses oraisons, jusqu’à ce que Dieu lui ait envoyé l’ange du ciel qui l’instruisit au sujet de ce voyage ; l’ange lui révéla en son cœur que Dieu, bien certainement, consent à son départ.

Brendan s’en va vers la grande mer où il a su de Dieu qu’il devait entrer. Il ne se détourne pas pour aller voir ses parents, il va en plus cher lieu. Il va tant que la terre dure, sans souci de repos, jusqu’au rocher que les vilains appellent encore le Saut Brendan. Ce roc s’avance au loin dans l’océan comme promontoire, il abrite un port enfoncé dans la falaise, où la mer forme un petit golfe très étroit ; je crois que personne avant Brendan n’est parvenu jusqu’au fond. C’est là qu’il fait apporter du merrain pour bâtir sa nef. Il construit tout le dedans en bois de sapin et revêt le dehors en cuir de bœuf ; la coque est bien ointe de poix, afin que la nef puisse glisser légèrement et courir sur l’onde. Alors Brendan y place tous les outils nécessaires que la nef pouvait contenir, et les provisions qu’ils avaient apportées : des vivres pour quarante jours au plus.

Puis il dit aux frères :

— Entrez dans la nef et rendez grâces à Dieu : le vent est bon !

Ils montent tous, et lui après eux.

Les moines dressent le mât, tendent la voile. Bellement ils voguent, les fidèles de Dieu. La brise leur vient de l’Orient et les pousse vers l’Occident. Ils perdent tout de vue, sauf la mer et les nues. Le vent favorable ne les rend pas oisifs, ils naviguent à l’aviron de toutes leurs forces, ils ne craignent pas de peiner de leurs corps pour atteindre le but de leur voyage.

 

Toujours poursuivant l’Ouest, les moines ne cessent de rencontrer des îles, chacune séparée de la suivante par une interminable et périlleuse navigation.

L’île du Diable, où se tient son palais, tout de marbre et de cristal enchâssé d’or. C’est là qu’il fomente des tentations pour corrompre les humains.

L’île des Brebis, lesquelles y sont hautes comme des cerfs.

L’île Mouvante, qui se révèle n’être que le dos d’une baleine immense.

L’île des Oiseaux qui parlent, racontant qu’ils sont d’anciens anges déchus du ciel pour avoir suivi le Malin dans sa rébellion contre le Très-Haut.

L’île du Moutier-Saint-Aubin, où ne vit qu’une abbaye dont tous les besoins sont miraculeusement pourvus par la grâce de Dieu.

L’île de la Fontaine du Sommeil, où à trop y boire on risque de ne jamais se réveiller.

L’île du Pavillon d’Or que domine un grand pilier d’hyacinthe couleur de saphir.

L’île de l’Enfer, d’où jaillissent le feu des roches incandescentes et, bientôt, un démon forgeron. Il brandit maillet géant, tenailles et lame de fer rougeoyante.

L’île où Judas endure, solitaire, mille fascinants supplices :

Près d’ici est le fief des diables, je n’en suis pas plus loin qu’à portée d’oreilles ; près d’ici sont deux Enfers : y souffrir, c’est payer cher ; près d’ici sont deux Enfers qui durent hiver comme été. Le plus doux est horrible pour ceux qui y sont : ils croient que nulle part on ne souffre plus autant qu’eux. Fors moi, personne ne sait lequel des deux est le plus pénible, car personne ne souffre que dans un seul ; mais moi, chétif, je subis l’un et l’autre. Le premier est en haut, le second en bas ; la mer de sel les sépare, c’est merveille que cette mer même ne brûle. Celui d’en haut est plus pénible, celui d’en bas plus affreux ; celui qui est près de l’air est étouffant et brûlant, celui qui est près de la mer, puant et glacé. Un jour et une nuit je suis en haut, puis le même temps je demeure en bas. Un jour je monte, l’autre je descends : mon tourment n’a d’autre fin. Je ne change pas d’Enfer pour être soulagé, mais pour subir un accroissement de maux.

Le lundi, nuit et jour, chétif, accroché sur une roue, je tourne au gré du vent ; le vent emporte furieusement la roue par le ciel, sans cesse je vais, sans cesse je reviens.

Le mardi, je suis projeté, franchissant la mer, dans l’autre Enfer, où l’on souffre tant. J’y suis fortement lié et les diables hurlent contre moi ; je suis couché sur un lit garni d’aiguillons où l’on m’écrase avec des pierres et du plomb, on me frappe de tant de coups d’épée que vous m’en voyez le corps tout troué.

Le mercredi, je suis ramené en haut, où les souffrances sont changées. Une partie du jour je bous dans la poix : la poix m’a teint de la couleur que vous voyez. Ensuite j’en suis retiré et mis à rôtir entre deux brasiers, lié à un poteau planté là pour moi seul : il est rouge, comme si, pendant dix ans, on l’avait tenu dans un feu attisé par des soufflets. Puis je suis rejeté dans la poix, dont je suis oint pour mieux brûler. Il n’est marbre si dur qui ne fondît dans ce feu ; mais je suis fait à ce furieux embrasement, de sorte que mon corps n’y peut périr. Et cette peine, quoiqu’elle m’accable, je la subis tout un jour et une nuit.

Le jeudi, on me tire en bas pour souffrir un mal contraire, on m’enferme en un lieu gelé, obscur et ténébreux. J’ai si froid qu’il me tarde de revenir au feu qui brûle si fort. Je ne crois pas alors qu’il y ait plus dur tourment que ce froid, et chaque supplice, quand je l’endure, me semble de tous le plus cruel.

Le vendredi, je reviens en haut, où tant de si pénibles morts me sont apprêtées. Les diables m’écorchent à vif tout le corps jusqu’à ce qu’il n’y reste plus de peau, puis avec un pal de fer ardent ils m’enfoncent dans le sel et la suie : à ce supplice, une peau nouvelle me renaît. Dix fois, le jour, les diables m’écorchent ainsi et me forcent d’entrer dans le sel ; puis ils me font boire du plomb et du cuivre fondus.

Le samedi, ils me jettent en bas pour subir de nouveaux maux. Je suis mis en une geôle : dans tout l’Enfer il n’en est pas de si terrible, de si repoussante ; on y descend sans corde. C’est là que je gis sans lumière, dans les ténèbres et une puanteur telle que je crains que mon cœur n’éclate, mais je ne puis vomir à cause du cuivre qu’on me fait boire. Je me gonfle, ma peau se tend, je tremble qu’elle n’éclate. Le froid, le chaud, cette puanteur, voilà les tourments que souffre Judas. Hier samedi, je vins ici entre none et midi ; aujourd’hui je me repose. Bientôt, j’aurai un cruel séjour : mille diables s’en viendront et ne me laisseront plus aucune paix.

 

Enfin, après avoir rendu visite en sa retraite à un ermite prénommé Paul, âgé de cent quarante ans, qui leur explique son éclatante santé et sa rarissime longévité par la qualité de son régime alimentaire – d’abord trente années nourri de poissons seuls, suivies de cinquante autres années à se contenter d’eau pure –, Brendan et ses moines-marins finissent par aborder au but de leur périple, le Paradis.

 

Alors les frères voient venir à leur rencontre un très beau jeune homme, messager de Dieu ; il les appelle au rivage, les accueille, les nommant tous de leurs vrais noms, puis avec douceur les baise ; il calme les dragons qui se couchent à terre, humblement, sans résistance. Un ange, sur son ordre, retient le glaive ; la porte est ouverte, les pèlerins entrent tous dans la gloire.

Le jouvenceau les guide au Paradis. De très beaux arbres et de rivières cette terre est bien pourvue, la campagne est un jardin toujours bellement fleuri, les fleurs y embaument comme il convient à ce séjour d’hommes pieux ; en toute saison y viennent des fruits excellents, des parfums de grand prix ; on n’y trouve ni ronces, ni chardons ni orties ; il n’est arbre ni herbe qui ne remplisse de délices ; fleurs et arbres durent en toute saison sans changer ; toujours l’été y est doux, les arbres chargés de fleurs et de fruits, les bois remplis de gibier ; les fleuves, qui sont de lait, regorgent de bon poisson, partout règne l’abondance ; la rosée du ciel se change en miel ; les monts sont d’or, les roches valent un trésor ; sans fin luit le clair soleil ; aucun souffle de vent n’y fait remuer un cheveu, aucun nuage ne vient ternir la clarté du ciel. Celui qui demeure là vit à l’abri de tout mal, et n’en connaît qui lui puisse venir : il ignore le chaud, le froid, la maladie, la faim, la soif, la douleur ; en quantité il possède tous les biens qu’il désire ; il ne perdra pas le ciel, il est sûr de le posséder toujours.

À voir cette félicité, Brendan trouve le temps court, il voudrait demeurer longtemps en ces lieux… Le jouvenceau l’a mené bien avant et l’a instruit de maintes choses. Il lui décrit, en belles paroles, les récompenses destinées à chacun. Brendan le suit sur un mont haut comme un cyprès : là, ils voient des merveilles qu’on ne peut comprendre, ils contemplent les anges et les entendent se réjouir de leur venue, ils entendent leur grande mélodie ; mais ils n’en peuvent supporter davantage : leur nature ne saurait soutenir le spectacle de cette gloire.

Alors, leur guide :

— Retournons ; je ne vous mènerai pas plus avant, vous n’en n’êtes pas capables. Brendan, voici le Paradis que tu as tant demandé à Dieu. Devant toi, là-bas, il y a cent mille fois plus de gloire que tu n’en as vu. Mais tu ne peux en savoir davantage avant ton retour ; car ici, où tu es venu en chair et en os, tu reviendras bientôt en esprit. Va, maintenant, retourne-t’en ; tu reviendras ici attendre le Jugement. Emporte en souvenir ces pierres d’or pour te donner du courage !

 

*

*  *

 

Christophe bat des mains, lui d’ordinaire si réservé dans ses émotions.

— Tu vois, Bartolomé : les récits convergent. Quand donc quitteras-tu ton ironie perpétuelle ? Des îles existent à l’ouest et peupleront ma route jusqu’à l’Inde !

À la fin de chaque histoire, il m’embrasse. Ne l’ayant jamais vu si joyeux, je lui fournis d’autres légendes en les reliant à son futur voyage.

— Certaines îles, nul humain ne peut les voir, Christophe. Tu te souviens du refus des sept évêques de tomber sous le joug des Arabes ? Dieu a voulu que ces vaillants prélats aient des pouvoirs magiques. Ils pouvaient à volonté faire disparaître l’île sur laquelle ils avaient trouvé refuge. Quelle meilleure protection contre les Musulmans qui auraient voulu les poursuivre ? Rien n’indique la réalité de ces îles, sinon une multitude d’oiseaux : ils tournent et retournent sans fin au-dessus d’un morceau de l’océan qui paraît désert. Guette les oiseaux, Christophe, une île est en dessous, je te le confirme, et ne t’inquiète pas si tes yeux ne voient aucune terre, fais confiance aux oiseaux ! Les auteurs sont formels : depuis la nuit des temps, de profondes complicités se sont nouées entre les îles et les oiseaux. D’ailleurs, Christophe, à y bien réfléchir : plus durables que les nuages, les oiseaux ne sont-ils pas des îles dans le ciel ?

Il m’écoutait, bouche bée. Ceux qui ne connaissent pas Christophe ne savent pas l’enfant qu’il n’a jamais cessé d’être, aimant, comme on aime enfant, les lointains, le brillant, les costumes, et recherchant d’abord, comme on cherche enfant, l’amour de son père et de sa mère, non plus Domenico et Susanna, mais Ferdinand et Isabelle, le Roi, la Reine.

Là, en cette enfance toujours préservée de petit Génois, sont les ressorts de son âme.

 

*

*  *

 

Les rares personnes qui s’intéressent encore à moi et viennent jusqu’à ma retraite pour prendre de mes nouvelles me demandent tous : pourquoi avoir choisi une île pour dernier séjour ?

Las Casas n’a pas fait exception. Je le regarde, je lui souris et, pour le remercier de son attention, lui explique avec soin ma manière d’approcher la mort.

Chacun de nous est une île, n’est-ce pas ? Une île entourée d’autres îles, séparée d’elles par des courants faciles ou difficiles à franchir, selon les jours.

Qu’est-ce que la vieillesse ?

Cette île que je suis se met à rétrécir, rongée chaque année davantage par la mer impitoyable qu’est le temps. Un à un, des pans entiers de ma vie sont tombés à l’eau : le rire, l’amour, le goût du vin. Je me déplace de moins en moins loin. Je rencontre et mange et dors et rêve et me souviens de moins en moins. J’entends de plus en plus faiblement, je vois de plus en plus mal. L’ombre m’assiège. Bientôt, elle m’avalera.

Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai fait ce choix d’une île pour ultime séjour : l’île me rappelle que je suis comme elle ; comme elle, fragile ; comme elle, menacé. Le spectacle de l’île m’apprend à mourir.

Las Casas va s’en retourner, ravi, et colporter partout la nouvelle que Bartolomé, l’ancien gouverneur, a conquis la sagesse et qu’il attend dans la paix sa dernière heure.

Billevesées !

Je ne parle à personne de ma guerre principale.

Plus la vieillesse nous rétrécit, plus nos fantômes occupent de place en nous. Je les connais. Ils prennent leur temps. Ils se préparent pour l’assaut final. Écoute : les chiens aboient.

L'Entreprise des Indes
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